Erkadesign>scénographie >>>Croq’Alp

Croq’Alp : centre d’interprétation du fromage au lait cru
Fruitière de Mieussy – Haute-Savoie, France

Scénographie pour un musée du goût, Alpes du nord


___________________________________________
>>>> vers les photos de chantier
>>>> vers la réalisation

Centre d’interprétation du fromage Croq’Alp
Un projet de scénographie entre concret et abstraction

Un centre d’interprétation n’est pas un musée. Il ne s’agit pas d’objets, témoins, culturels, historiques, scientifiques. Il s’agit de proposer une forme de modélisation, un moment pendant lequel les paramètres qui accompagnent les perceptions, les sensations sont une à une distinguées pour conclure l’expérience par une synthèse des paramètres, tout en remettant dimension culturelle au centre de la perception sensuelle.
Lorsque je goûte un fromage, je mets en œuvre un à un mes sens, mes papilles, ma vue, mon toucher, je veux sinon comprendre, du moins approcher les procédés subtils et complexes d’élaboration d’un produit spécifique et vivant. La visite m’accompagne dans cette mise en œuvre séquencée, dans cette approche complexe (et pas compliquée) d’équilibre délicats. La conclusion n’en reste pas moins, bien-sûr, que le trait principal du fromage au lait cru est sa culture, ses rapports au terroir, aux terroirs, les émotions, les vocabulaires, les pratiques culturelles et sociales qu’il accompagne, qui l’accompagnent.

Ce préambule relève un peu de la banalité, un peu de l’approximation et évidemment, ce n’est pas au designer que je suis de tenir ce discours. Et pourtant, c’est bien à partir de ces positions scientifiques et théoriques (ou de ma compréhension des ces positions pour être précautionneux), qu’un projet de formes peut être développé, et devenir spécifique et cohérent.

Formes figuratives, formes singulières

Nous posons comme hypothèse de départ que la scénographie et une partie au moins du projet sont spécifiques à Croq’Alp, particuliers, adaptés et au fond irreproductibles dans un autre contexte. Cela semble aller de soit, et pourtant rien n’est moins sûr. Un objet de notre quotidien, un aspirateur, un téléviseur, une armoire, ressemblent… à un aspirateur, un téléviseur, une armoire. C’est ce qu’on appelle « l’imagibilité » de la fonction, la familiarité de groupes d’objets. Alors, le débat est complexe, il l’a été au sein de notre petit groupe chargé de la conception (Christine Lotteau et Vanessa Chenu) pour savoir si… au hasard, une table devait ressembler à une table ou à gros morceau de fromage. Autant savions-nous clairement qu’il ne s’agissait pas d’un parc d’attraction, dont les caricatures permanentes, au lieu de « culturer » l’ambiance, vident de tout sens des images ou objets symboles. Le kitsch, au sens réel du terme (un objet à valeur patrimoniales ou artistique reproduit en grand nombre, en cédant aux nécessités de cette reproduction même, en termes d’échelle, de matériaux, d’approximations) déculture, transforme un objet témoin en coquille creuse, ridiculise le rituel pour le transformer en folklore.
Sans doute faut-il se recentrer sur les valeurs intrinsèques de l’ambiance visuelle, du paysage qui accompagne cette production si particulière. Pas de faux fromage mais une citation des tissus qui tamisent le fromage en cours de constitution, des flots de lait qui coulent et s’arrêtent, figés dans un moment perpétuel, suspendus…

Arrière des meubles haut, détail

Objets flous, écran de veille et boite noire

Les visiteurs de Croq’Alp seront français, italiens, anglophones, adolescents, enfants ou adultes.
Le projet leur propose de disposer dès l’entrée d’une baguette magique, avec laquelle ils actionneront par une technologie RFID des éléments de réponses, des films en langues qui leur convienne, et à un « niveau » de compréhension qui soit lié à leur age.
Nous sommes là dans un espace silencieux (nous parlons souvent dans ce projet « d’espace myope ») qui s’anime avec la présence de ses utilisateurs, usagers, un discours absent tant qu’il n’est pas pratiqué, un archétype de la paranoïa, celle qui nous fait dire que le monde n’existe que parce que je le regarde.
Des questions restent à explorer : à quoi cela ressemble-t-il lorsqu’il n’y a personne, quel est l’aspect de « l’écran de veille » constitué par toutes les surfaces de dialogue muettes avec actionnement, quel lien le design doit-il opérer entre ce que nous nous attendons à voir avant d’entrer et ce à quoi nous sommes réellement confrontés ? Ou encore d’autres, très ancrées dans le design, quelle est la signification de la « boite noire », quel est l’aspect opportun d’un contenant qui, sans visiteur, n’a pas de contenu ? Pour mémoire, la « boite noire » est un symbole, celui d’un objet à fonctionnement inintelligible, actionné par une commande, délivrant un résultat sans que à aucun moment, le pari ne soit pris d’un usager susceptible de comprendre « comment ça marche ». Et l’emploi de ce type d’objet produit un monde où le citoyen n’est qu’utilisateur, l’usager client, en somme un monde où nous n’avons pas la clé intelligible de ce que nous mettons en œuvre, de ce que nous faisons fonctionner.

Interface et baguette magique

Nous avons dit plus haut que les actions relayées par technologie Rfid sont déclenchées par le biais de baguettes magiques remises au visiteur à l’entrée du centre d’interprétation. Il y a deux remarques à faire à ce sujet, l’une sur la fonction d’interface volontairement axée sur une image de la magie, l’autre sur les débats, parfois violents, qui traversent l’émergence de sa forme définitive.

Dans l’ensemble des dispositifs interactifs numériques, le premier age (qui à mon sens s’achève progressivement) a vu naître des interfaces inspirées d’abord des objets puis des gestes pré-existants : instrument de musique pour l’application « Guitare-heroe » de la Playstation 2, pages de livre que l’on « tourne » sur l’I-phone ou mouvement d’agrandissement des images… Était en outre alors important la validation de l’action via un « outil », un clic, un son, une action lumineuse…
Les questions qui se posent actuellement sont de l’ordre de l’interface banalisée (interfaces de la console Wii) puis évanescente ; nous parlons parfois au sein du laboratoire Insartis, du corps comme une interface, ce qui est parfois justifié, parfois seulement.
La baguette magique prévue pour Croq’Alp plaisante gentiment avec la dématérialisation de l’actionneur et de l’actionnement. Elle est un objet onirique, dont nous savons tous qu’il ne fonctionne que dans nos rêves ou sur les écrans de cinéma. Elle place le visiteur comme le héros de sa visite, le positive et métaphoriquement le rend acteur de son expérience.

Sur ces intentions qui seules valident la création d’une baguette magique pour ce projet, les formes doivent impérativement se développer de façon à confirmer, amplifier si possible cette situation. Une baguette quasi abstraite, translucide, laiteuse, qui accepte volontiers de laisser deviner la technologie qu’elle met en œuvre (le tag Rfid), un doigt prolongé, la baguette d’un chef d’orchestre… Abstraite comme l’objet d’un film, translucide comme une trace légère dans le monde matériel, laiteuse comme là aussi le mouvement figé d’un geste qui déclenche l’accès à l’information et à la connaissance. Tels sont ainsi les enjeux de cet objet matériel et évanescent, technique et onirique à la fois, beau et fluide, nouveau et immédiatement appropriable par tous.

Mieussy, octobre 2010

________________________________
Ronan Kerdreux est designer (agence Erkadesign), professeur et responsable pédagogique de l’option design de l’école supérieure des beaux-arts de Marseille, membre de l’équipe de recherche Insartis (équipe regroupant des professeurs et chercheurs des écoles d’architecture, des beaux-arts et polytechnique de Marseille), professeur invité à l’Institut de Management de l’Université de Savoie.
___________________________________
/Copyright (c) 2010 Ronan Kerdreux
Permission est accordée de copier, distribuer et/ou modifier ce document selon les termes de la Licence de Documentation Libre GNU (GNU Free Documentation License), version 1.1 ou toute version ultérieure publiée par la Free Software Foundation.

Le texte complet de la licence est ici consultable à l’adresse http://www.linux-france.org/article/cesar/pages/gfdl.html (en anglais) ou http://cesarx.free.fr/gfdlf.html (en français mais traduction non officielle).
___________________________________________

Croquis de réflexion pour l’aménagement du musée



>>> vers le diaporama du chantier
>>> vers la suite, surfaces commerciales, Marseille, quartier de Noailles
>>> vers le sommaire en français

Contact : ronan[point]kerdreux[at]aliceadsl.fr